Corruption et fraude fiscale : les vices cachés de la loi Dupond-Moretti

Le Sénat est appelé à se pencher sur la loi Dupond-Moretti à la rentrée de septembre. Mais plusieurs professionnels du monde judiciaire ont d’ores et déjà fait remonter ces dernières semaines des alertes à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui mène actuellement une étude de la politique française de lutte contre la délinquance économique et financière.

Le premier point d’achoppement concerne l’élargissement et le renforcement du secret professionnel chez les avocats. Au ministère de l’économie et des comptes publics, les hauts fonctionnaires sont en effet vent debout contre le dispositif qui va sanctuariser le secret des avocats, y compris pour leurs missions de conseil. « La loi Dupond-Moretti va nous empêcher de saisir des documents sur les montages fiscaux chez les avocats, alors même qu’en matière fiscale, ce sont souvent les avocats qui sont à l’origine des montages problématiques poursuivis par l’administration », dénonce un haut fonctionnaire de Bercy. Le projet de loi pourrait aussi créer une distorsion de concurrence , laquelle va désavantager d’autres professions actives dans le domaine fiscal, comme les simples juristes, les experts comptables ou les notaires. Désormais, les particuliers comme les entreprises auront tout intérêt à passer par les avocats pour optimiser leurs impôts, puisqu’ils seront protégés par un secret quasi absolu.

À Bercy, la loi fait l’unanimité contre elle, à la Direction générale des finances publiques (DGFIP, l’administration fiscale), au sein du service antiblanchiment Tracfin (qui s’inquiète du possible tarissement des déclarations de soupçon), et même à la Direction du Trésor. Cette puissante administration, chargée de la politique économique, n’est pas directement concernée mais s’inquiète du « très mauvais signal que cette loi envoie aux pays étrangers en matière de lutte antiblanchiment ».

Le deuxième point dur de la loi Dupond-Moretti concerne le raccourcissement des enquêtes dites « préliminaires ». Il n’y a actuellement aucune limite de temps pour ces types d’enquête, mais la loi Dupond-Moretti, au nom d’une meilleure célérité de la justice, veut limiter les enquêtes préliminaires à deux ans, plus un an supplémentaire sur autorisation écrite du procureur. Prenant en compte les spécificités de certains types de délinquance, la loi Dupond-Moretti a toutefois prévu d’élargir ces délais à trois et deux ans (donc cinq au total), s’agissant de la lutte contre le terrorisme et la criminalité en bande organisée. Mais pas la délinquance économique et financière. Or aujourd’hui plus de 60 % des enquêtes du PNF durent plus de deux ans, dont les deux tiers excèdent les trois ans. Et entre 50 et 60 % des dossiers traités par le Parquet national financier donnent lieu à des formes de coopération internationale, qui, délais de traduction et d’exploitation des documents compris, dévorent à chaque fois plus d’une année d’investigation.

Le risque de la loi Dupond-Moretti, qui a refusé de prendre en considération les exigences de la lutte anticorruption, est donc grand d’avoir pour conséquence d’inciter les procureurs, dans le pire des cas, à classer sans suite des enquêtes faute de temps (et non faute de délits présumés) et de moyens (les policiers anticorruption sont déjà débordés par les dossiers) ou, dans le meilleur des cas, à ouvrir des informations judiciaires confiées à des juges d’instruction spécialisés, dont les cabinets sont déjà ultra-saturés de dossiers.

Source : Mediapart, 01/06/2021