Podcast #6 : Les sondages de l’Elysée

L’affaire des sondages de l’Élysée, suivie d’un entretien avec Jérôme Karsenti, avocat d’Anticor.

Entre 2007 et 2012, durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, la Présidence de la République a commandé pour plus de 9 millions d’euros d’enquêtes d’opinion à des sociétés amies. C’est un rapport de la Cour des Comptes qui met le feu aux poudres en juillet 2009. S’engage alors une bataille judiciaire inédite, à laquelle journalistes et citoyens engagés vont prendre part. On découvre, dans le secret du palais présidentiel, un recours abusif aux sondages, un mépris des règles des marchés publics et des arrangements entre amis. Des commandes ont en effet été passées pour plus de 9 millions d’euros, à la charge du contribuable, quand bien même certaines avaient un objet manifestement personnel ou partisan.

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Remerciements

Merci à Jérôme Karsenti, avocat d’Anticor dans cette affaire, pour sa participation à l’épisode, ainsi qu’à Jean-Paul Bordes, la voix off, Alexandre G. qui en a créé le visuel, ainsi qu’à BPC studio pour la musique.

Texte intégral de l’épisode

Retour sur une affaire d’Etat : les sondages de l’Elysée. Entre 2007 et 2012, durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, la Présidence de la République a commandé pour plus de 9 millions d’euros d’enquêtes d’opinion à des sociétés amies. C’est un rapport de la Cour des Comptes qui met le feu aux poudres en juillet 2009. S’engage alors une bataille judiciaire inédite, à laquelle journalistes et citoyens engagés vont prendre part. On découvre, dans le secret du palais présidentiel, un recours abusif aux sondages, un mépris des règles des marchés publics et des arrangements entre amis. Des commandes ont en effet été passées pour plus de 9 millions d’euros, à la charge du contribuable, quand bien même certaines avaient un objet manifestement personnel ou partisan.

A l’automne 2021, Anticor a plaidé sa cause dans cette affaire. L’association anti-corruption avait porté plainte onze ans plus tôt pour alerter la justice et dénoncer des faits constituant des atteintes graves à la probité au cœur de l’Elysée, sous le mandat de Nicolas Sarkozy.
Claude Guéant, Patrick Buisson, Pierre Giacometti, Emmanuelle Mignon : les noms des acteurs de cette affaire sont le reflet de toute une époque politique, le début des années 2000. Pour nous éclairer sur cette affaire et évoquer les coulisses du procès, nous recevons en fin d’épisode l’un des principaux acteurs de cette bataille judiciaire : Maître Jérôme Karsenti, l’avocat d’Anticor, qui a plaidé pour cette affaire. Il est interviewé par des militants du groupe Anticor de Paris.

1. Le rapport de la Cour des Comptes

16 juillet 2009 : Philippe Seguin, Premier Président de la Cour des comptes, rend public le rapport de son institution intitulé « Les comptes et la gestion des services de la présidence de la République ». Le rapport examine l’exercice de l’année 2008 et il s’agit d’une première dans l’histoire de la République : c’est le tout premier contrôle des comptes de la Présidence effectué par la Cour des Comptes.

La coutume veut en effet que l’Elysée se considère comme échappant aux règles administratives qui s’appliquent habituellement aux services de l’État, notamment celles qui concernent la passation de marchés publics, qui doivent faire l’objet d’appels d’offres. Cette exception s’expliquerait par l’histoire selon Bernard Trichet, un des financiers de l’équipe Sarkozy à partir de 2007, qui déclare : « La présidence de la République a toujours été considérée comme l’héritière de la monarchie. C’est la coutume et non la loi qui régit ce fonctionnement hors du droit commun. C’est la prérogative régalienne par excellence. »

Pourtant, ces usages vont être levés par Nicolas Sarkozy lorsqu’il accède à l’Elysée en 2007. Succédant à Jacques Chirac, dont la fin du quinquennat est entachée par plusieurs affaires, le Président Sarkozy veut donner des gages de transparence et de probité. Il promet d’ouvrir les portes de l’Elysée et de communiquer les comptes de son fonctionnement.

Il confie donc un audit des dépenses de l’Elysée, soit environ 110 millions d’euros par an, à la Cour des Comptes. C’est le début d’un dialogue entre Emmanuelle Mignon, fidèle collaboratrice de Nicolas Sarkozy depuis Bercy et sa directrice de cabinet à l’Elysée, et Philippe Séguin, le Président de la Cour des Comptes. Ensemble, ils doivent déterminer les modalités concrètes de mise en œuvre de la promesse présidentielle : la publication des comptes de l’Elysée. Voici ce qu’Emmanuelle Mignon déclare à l’époque au sujet de Philippe Séguin :

« Au printemps 2008, il m’avait proposé de sanctuariser ce qu’il appelait une « liste civile », des dépenses sur lesquelles la Cour des comptes n’exercerait pas son contrôle, citant en particulier les sondages. Je trouvais l’idée inopportune et j’en ai parlé à Nicolas Sarkozy, qui par mon intermédiaire a précisé à Philippe Seguin que son contrôle porterait sur l’intégralité des dépenses. »

Le terme de « liste civile » renvoie à la monarchie : c’était la somme d’argent mise à la disposition personnelle du monarque pour les besoins de sa maison. Aux yeux de Nicolas Sarkozy, cette liste doit faire l’objet d’un contrôle, au même titre que le reste des dépenses publiques. En juin 2008, Emmanuelle Mignon instaure officiellement une commission d’appel d’offres de la Présidence. L’Elysée s’apprête à appliquer le code des marchés publics.

Un an plus tard, ce fameux 16 juillet 2009, paraît donc le tout premier rapport de la Cour des Comptes sur les dépenses de l’Elysée. Philippe Seguin, dans plusieurs interviews à l’époque de la parution de son rapport en 2009, ne manque pas de relever l’aspect historique de cette décision :

« Ça fait 218 ans que le chef de l’État cache ses comptes à l’organe de contrôle, on ne va pas se mettre à faire des reproches à celui qui rompt avec cette tradition. Ce serait quand même, me semble-t-il, assez injuste. »

Mais à quels reproches fait-il allusion ? À un passage du rapport en particulier, situé à la page 11, dans lequel l’institution lève un lièvre. On peut y lire le passage suivant :

Les conditions dans lesquelles a été passée et exécutée une convention signée le 1er juin 2007 entre la Présidence de la République, représentée par le directeur de votre cabinet, et un cabinet d’études, représenté par son gérant, pour un coût avoisinant 1,5 million d’euros, appelaient plusieurs interrogations.

La Cour a d’abord relevé qu’en dépit du dépassement du seuil au-delà duquel la passation d’un marché est obligatoire, aucune des possibilités offertes par le code des marchés publics pour respecter les règles de la mise en concurrence n’ont été appliquées.

Elle a constaté, ensuite, le caractère non seulement très succinct de la convention (une seule page) mais également exorbitant au regard des règles de l’exécution de la dépense publique. Dans le cadre de la mission dite d’exécution de sondage, la convention prévoit en effet que ce cabinet « sera chargé de juger de l’opportunité, dans le temps et dans les thèmes, des sondages ou études d’opinion dont il confiera l’exécution aux instituts spécialisés de son choix, sur la base d’une facturation ponctuelle incluant la rémunération par [ledit cabinet] de ses sous-traitants techniques ». 

Comme on le voit, le cabinet d’études évoqué par la Cour des Comptes disposait d’une totale liberté d’appréciation. Autrement dit : la Présidence n’aurait ni la maîtrise ni le contrôle tant de l’engagement que du montant des dépenses correspondant à ce contrat. Aucun bon de commande n’était émis. La Présidence recevait l’étude accompagnée d’une facture indiquant le titre du sondage et sa date de réalisation, sans aucun autre élément permettant d’attester de la réalité du service fait et de son coût réel.

Parmi ces sondages, la Cour relève que quinze d’entre eux correspondent à des études d’opinion qui ont « fait l’objet de publications dans la presse ». Réalisés par Opinion Way, il s’agit d’une enquête bimensuelle baptisée « Politoscope », qui paraissait notamment dans Le Figaro et sur la chaîne LCI. Pourquoi l’Élysée payait-il pour des études publiées dans la presse ? Faut-il y voir un cadeau ou une faveur faits à certains médias ? Ou plutôt une double facturation mise en place par le cabinet d’étude ?

Mais la première question que tout le monde se pose à la lecture du rapport, c’est celle de l’identité de ce fameux cabinet de conseil, que la Cour des Comptes prend soin de ne pas nommer. C’est Mediapart qui le révèlera : il s’agit de Publifact, une entreprise pilotée par Patrick Buisson, conseiller stratégique du chef de l’État, Nicolas Sarkozy. Mais qui est Patrick Buisson ? En novembre 2021, Camille Dauxert revient sur son parcours sur France Info.

« C’est un homme de l’ombre…c’est un personnage discret qui fait l’objet de bien des fantasmes…Mais qui êtes-vous Patrick Buisson ? La première fois qu’on le retrouve dans les archives c’est ici, en 1985. C’est lors d’un rassemblement du FN, dans ses mains un livre consacré à Jean-Marie Le Pen, dont il est l’auteur. Proche du FN donc, il est aussi rédacteur en chef du journal d’extrême droite Minute. […] Après Minute, il passe par Valeurs actuelles puis intègre un média davantage public, LCI. “Depuis 5, 6 ans en France on voyait monter dans toutes les enquêtes le thème de l’insécurité.” De moins en moins journaliste, Patrick Buisson devient l’homme de la réconciliation des droites. En 2007, il quitte les plateaux TV et devient conseiller de Nicolas Sarkozy, alors candidat à la présidentielle. Il doit l’aider à gagner des voix d’extrême droite. »

Historien et journaliste venu de l’extrême droite, Patrick Buisson rencontre Nicolas Sarkozy en 2005. Il obtient rapidement sa confiance et joue un rôle déterminant pendant sa campagne présidentielle de 2007. En 2007, en lui remettant la Légion d’honneur, Nicolas Sarkozy déclare : « ll y a très peu de personnes dont je puisse dire : “Si je suis là, c’est grâce à eux” ; Patrick buisson est de ceux-là. » À l’Élysée, le Président Sarkozy fait de Buisson son plus proche collaborateur. Le Château signe avec sa société Publifact, le 1er juin 2007, un contrat prévoyant une rémunération mensuelle de 10 000 € ainsi que la fourniture de sondages, à sa libre appréciation, dans un budget annuel d’1,5 millions d’euros.

2. Raymond Avrillier saisit la CADA

Le 4 août 2009, un mois après la publication du rapport de la Cour des Comptes, un certain Raymond Avrillier, maire-adjoint honoraire de Grenoble et citoyen engagé, rédige un courrier à la Présidence de la République. Il y demande la communication des prestations de conseils et sondages de l’Elysée de 2007 à 2009, et notamment les appels d’offres et les factures. Raymond Avrillier se saisit là du droit qu’a chaque citoyen de consulter les documents administratifs. Sans réponse de l’administration interrogée, le citoyen peut saisir la CADA, la Commission d’Accès aux Documents Administratifs, qui peut forcer la main à une administration récalcitrante si elle estime que la requête est justifiée.

La Présidence ne répond pas à Raymond Avrillier. Le 4 octobre, ce dernier saisit donc la CADA, qui émet un avis favorable à la communication de ces documents. Mais la Présidence refuse toujours de les communiquer. Le 14 décembre 2009, Raymond Avrillier dépose donc au tribunal administratif de Paris un recours en annulation du refus de la Présidence de la République.

Parallèlement, le 5 octobre 2009, à l’occasion de l’audition du ministre chargé des relations avec le Parlement consacrée au budget de la Présidence, la commission des finances de l’Assemblée Nationale rend publique la liste des quelque 200 sondages payés par l’Elysée. Les députés socialistes pointent un problème majeur : beaucoup des sondages commandités par l’Élysée finissent dans la presse. Y aurait-il des médias « partenaires » de la présidence ?

Le Figaro a par exemple publié, le 4 janvier 2008, un article intitulé « Les vœux de Sarkozy jugés convaincants », avec à l’appui un sondage OpinionWay. Dans le même temps, l’Elysée avait déboursé 11 960 € pour un sondage « Post-test des vœux du Président », commandé par Publifact et réalisé par OpinionWay au soir du 31 décembre 2007.

Autre cas problématique : le 1er octobre, Publifact a facturé plus de 15 000 € à la Présidence pour une enquête sur « le climat politique en Ile-de-France », exécutée par l’Ifop, au moment même où l’UMP cherchait à départager ses deux candidats pour la tête de liste aux élections régionales de mars 2010 en Ile-de-France : Valérie Pécresse et Roger Karoutchi.

Le 14 octobre 2009, sur son blog, la député socialiste Delphine Batho publie un compte rendu de l’audition du directeur de cabinet de l’Elysée, Christian Frémont, par la commission des finances de l’Assemblée. Ce dernier affirme que de l’ordre a été mis dans les contrats de conseil et de commande de sondages. Désormais Patrick Buisson aura un contrat de conseil pour 10 000 € mensuels ; Pierre Giacometti aura un contrat pour 43 500 € mensuels ; enfin, une procédure d’appel d’offre est mise en place pour les commandes de sondages, qui ne porteront désormais que sur la seule image du Président de la République.

Ces déclarations, élaborées en réponse directe à la polémique, laissent plusieurs questions en suspens.

Première question : Christian Frémont affirme que l’Élysée payait pour des tris croisés, c’est à dire des tableaux détaillés croisant plusieurs variables, et que les médias qui achetaient les mêmes sondages ne recevaient « qu’une petite partie [de ce] travail ». Cette explication est étrange : d’une part, elle est contredite directement par Claude Guéant, qui déclarait auparavant que « si un journal achète le même sondage, on y peut rien ! » ; et d’autre part, la Cour des Comptes n’a jamais trouvé de document prouvant cette différence de traitement.

Deuxième question : Qu’en est-il de la double facturation orchestrée par Patrick Buisson ? Le site Marianne2.fr avait en effet révélé que sur les près de 400 000 € euros dépensés par l’Elysée pour le Politoscope, seuls 190 000 € atterrissaient dans les poches d’Opinion Way. Autrement dit, Patrick Buisson était rémunéré deux fois pour le même travail : une fois avec le contrat de conseil de 10 000 € mensuels et une autre fois en ponctionnant près de la moitié des dépenses de l’Élysées dédiées aux instituts de sondages. Face à la commission, le directeur de cabinet du président justifie cette forme de rémunération de Patrick Buisson comme « un travail de rédaction des questions et d’analyse ». Or l’Elysée s’était précisément défendu par ailleurs en expliquant n’avoir acheté que des tris croisés auprès de l’institut, pas des questions.

Troisième question : pourquoi l’Elysée a-t-il recours à des prestataires extérieurs pour des montants aussi importants, alors qu’il pourrait avoir recours au SIG, le Service d’Information du Gouvernement ? Le SIG, qui dépend de Matignon, a en effet à sa charge trois missions : analyser l’évolution de l’opinion publique et le traitement médiatique de l’action gouvernementale ; informer le public de l’action du Premier ministre et du Gouvernement ; piloter et coordonner la communication gouvernementale.

3. Anticor saisit la justice

Suite au rapport de la Cour des comptes, l’association de lutte contre la corruption Anticor dépose le 11 février 2010 une première plainte contre X pour favoritisme et détournement de fonds publics. Elle vise notamment la convention commerciale signée en 2007 par l’ex-directrice de cabinet de M. Sarkozy, Emmanuelle Mignon, avec Publifact, la société de Patrick Buisson.

Mais le 2 novembre, le parquet de Paris classe cette plainte sans suite, au motif que l’irresponsabilité pénale dont jouit le chef de l’État « doit s’étendre aux actes effectués au nom de la présidence de la République par ses collaborateurs ». Le parquet considère également qu’Emmanuelle Mignon « n’a juridiquement aucun pouvoir en propre, [elle] n’a pas de pouvoir personnel, même en cas de délégation de signature ».

Anticor dépose donc une seconde plainte, cette fois-ci en se constituant partie civile. Cela lui permet de court-circuiter le parquet : il en revient dès lors au doyen des juges d’instruction, en l’espèce Roger Le Loire, de décider d’ouvrir ou non une information judiciaire. Il le fait, et désigne pour enquêter le juge Serge Tournaire. Mais le parquet saisit la cour d’Appel de Paris, qui estime, en novembre 2011, qu’une telle enquête pourrait aller à l’encontre de la Constitution si elle devait conduire le juge à « réaliser éventuellement une perquisition au cabinet du président de la République » ou à mener des auditions pour « établir si le contrat a été conclu et exécuté à l’initiative exclusive de Mme Mignon ou à la demande personnelle du Président » car cela reviendrait à ce que ce dernier « fasse l’objet d’une action ». La cour d’appel estime ainsi que l’immunité présidentielle, dont bénéficie Nicolas Sarkozy, doit s’étendre aux collaborateurs du Président. Pour de nombreux juristes, il s’agit là d’une interprétation extensive de l’immunité pénale du chef de l’Etat.

Anticor décide alors de se pourvoir en cassation, afin que la plus haute cour tranche cette question de droit. L’immunité du chef de l’État s’arrête-t-elle à sa personne ou s’étend-elle à ses collaborateurs ? Le 19 décembre 2012, un arrêt de la Cour de cassation indique que l’immunité présidentielle ne s’étend pas aux collaborateurs et ordonne que l’information judiciaire soit ouverte.

4. Nouvelles révélations

Dans le sillage de ces interrogations, et dans les années du quinquennat Sarkozy qui vont suivre, plusieurs autres rebondissements autour des dépenses liées aux sondages vont émerger.

En avril 2011, Mediapart révèle que le Ministère de la défense avait commandé des sondages confidentiels, sur des questions qui touchaient à la politique intérieure française  et au parti présidentiel. Il s’agissait au début de mesurer l’efficacité des éléments de langage utilisés par Gérard Longuet sur « la livraison d’armes aux insurgés en Libye » et « la sécurité des ressortissants français en Côte d’Ivoire », dans l’émission Le Grand Jury diffusée par RTL, LCI et le Figaro. Mais dans le même sondage OpinionWay, sont également sondés les propos qu’il a tenus sur « la progression du FN », sur « le conflit entre François Fillon et Jean-François Copé », ou encore sur « le rôle du premier ministre et du secrétaire général de l’UMP ». Trois questions qui n’auraient jamais dû se trouver là.

Quelques mois plus tard, en novembre 2011, un rapport de la Cour des comptes révèle que les dépenses en communication des ministères ont augmenté de près de 50% entre 2006 et 2010. Surtout, la Cour « a constaté que certains ministères avaient eu recours à des prestations de conseil et d’assistance en dehors de toute publicité et mise en concurrence ». Et, de nouveau, dans son viseur se trouve le cabinet de conseil « Giacometti Péron et associés ».

Déjà épinglée pour ses prestations fournies à l’Elysée, on découvre alors que la société travaille également pour le cabinet du Premier Ministre (694 000 € de commandes), le Ministères du Budget (692 000 €), mais aussi les ministères de l’Intérieur, de l’Immigration, de la Justice… En tout, la société a alors encaissé 4 millions d’euros d’argent public depuis le début du quinquennat.Le rôle joué par Pierre Giacometti est trouble, car il joue de sa double casquette de conseiller proche du chef de l’État et de lobbyiste pour des entreprises privées (Casino et GDF Suez, notamment) Cette seconde activité lui rapporte un bénéfice de 1,6 million d’euros en 2010. Or les activités de certains de ses clients bénéficient directement de son entregent. Ainsi, Mediapart révèle en septembre 2015 qu’il a notamment travaillé pour le groupe Boluda, spécialisé dans le transport maritime et le remorquage, qui détient des contrats dans les ports ivoiriens d’Abidjan et de San Pedro. En difficulté, l’entreprise avait cherché à bénéficier d’un appui politique. Giacometti les a mis en relation avec le conseiller diplomatique du président de la République, André Parant, et quelques mois plus tard, l’entreprise voit sa concession renouvelée. A quel titre Pierre Giacometti est-il intervenu dans cette affaire ? Comme conseiller de l’Élysée ou lobbyiste au service de l’entreprise ?

5. Les sondages sont rendus publics

Le 17 février 2012, soit deux ans et demi après sa première demande à l’Élysée, Raymond Avriller obtient enfin gain de cause : le tribunal administratif se base sur la loi de 1978, qui donne à tous le droit d’accès aux documents produits par les autorités administratives. Et donne un mois à l’Elysée pour transmettre à Avrillier la quasi-totalité des documents relatifs aux études commandées entre 2007 et 2009 : les factures, les commandes et appels d’offres liant l’Elysée et les cabinets d’études chargés de commander les sondages. Une victoire pour Avrillier qui s’interroge : « Je m’étonnais que personne n’ait fait cette démarche avant moi alors que des parlementaires demandaient une commission d’enquête. Je voulais savoir comment était utilisé l’argent de l’Élysée car j’ai une inquiétude sur le fait que ces sondages aient été utilisés par l’UMP ou dans le cadre d’une campagne électorale. » Le 20 avril 2011, deux mois après le jugement de la Cour d’appel, la Présidence se pourvoit en cassation. Mais elle se désiste le 12 octobre.

Finalement, tous les documents sont transmis et permettent à Raymond Avrillier de révéler le montant total de ces prestations de sondages et conseils de 2007 à 2012 : 9 388 201 €, dont plus de 7,8 millions sans publicité, sans appel d’offres ni consultation. En cinq ans, ce sont donc plus de 400 sondages qui ont été facturés, auxquels s’ajoutent 108 mois de prestations de conseils de Patrick Buisson et Pierre Giacometti. Surtout, certaines enquêtes d’opinion portent sur des thèmes très discutables : on interroge ainsi les répondants, c’est-à-dire les Français, sur leur opinion du couple Nicolas Sarkozy-Carla Bruni ; ou sur l’image de personnalités socialistes comme Dominique Strauss-Kahn, qui fait alors figure de candidat potentiel à la présidentielle de 2012.

Raymond Avrillier, qui a reçu quatre cartons de documents, explique que « ces documents montrent une addiction sondagière, une conduite à la petite semaine, au GPS des sondages ». Le 1er mai 2012, il déclare au micro de France Culture :

« En décembre 2007 un sondage est commandé sur les français et la liaison entre Nicolas Sarkozy et Carla Bruni. Quelques semaines après, il demande si la rumeur sur son mariage avec Carla Bruni est un des éléments qui ont marqué l’opinion ; quel est l’état de l’opinion sur son mariage possible avec Carla Bruni ? L’état de l’opinion sur son mariage, puisque ça y est on y est ? Et quelques semaines plus tard c’est : pensez-vous que Carla Bruni représente plutôt bien, ou plutôt mal, la France à l’étranger ? Le tout suivi d’un sondage toutes les semaines sur le comportement de Nicolas Sarkozy par rapport à sa vie privée et l’opinion, qui est d’ailleurs très mauvaise, sur son comportement concernant sa vie privée. »

« Un certain nombre de ces sondages portent sur les élections des têtes de liste de l’UMP en IDF pour les régionales, ou pour les élections européennes. Mais aussi, tous les mois depuis 2007, et en 2008 et en 2009, un sondage chaque mois sur les élections présidentielles de 2012. On peut s’interroger sur le fait que ces sondages concernent plus un parti politique ou un candidat aux présidentielles qu’un Président de la République. »

En février 2011, un sondage interrogeait les français sur l’intervention au journal télévisé de France 2 de Dominique Strauss-Kahn – alors probable candidat à la présidentielle -. Un autre sondage se penche sur l’électorat écologiste et l’opinion des sympathisants socialistes. On  interroge par exemple les Français sur les qualités requises pour être un bon candidat ou un bon Premier secrétaire du PS.

Il ne s’agit là que d’un échantillon. Les policiers de la Brigade de répression de la délinquance économique (BRDE), chargés de cette enquête avec le juge d’instruction Serge Tournaire, ont épluché une masse d’archives colossale. Celle-ci révèle une présidence Sarkozy dépendante aux sondages, qui en commande en moyenne pour 2 600 € par jour, plus 1 500 € pour les analyses de Patrick Buisson et du cabinet Giacometti Péron & Associés. Au total, près de 7,5 millions d’euros hors taxes seront ainsi déboursés entre 2007 et 2012 pour « sentir » l’opinion. Nicolas Sarkozy recevait même directement certains « scores » sur son portable, comme l’a confié le publicitaire Jean-Michel Goudard sur procès-verbal. « Pour prendre des décisions, [on a] besoin de savoir si ça passe ou si ça casse », justifiera plus tard Claude Guéant.

6. Nouvelle plainte d’Anticor, l’enquête commence

Face à ces révélations, et sur la base des documents obtenus par Raymond Avrillier sur la période 2007-2012, Anticor va déposer une nouvelle plainte le 8 octobre 2012 et se constituer partie civile, aux chefs de détournement de fonds publics, complicité et recel.

Anticor, par la voix de son avocat Jérôme Karsenti,  fonde son accusation sur l’inutilité de certains sondages pour les Français. Elle vise en particulier la convention commerciale signée en juin 2007 par l’ex-directrice de cabinet de Nicolas Sarkozy, Emmanuelle Mignon, avec Publifact, la société de conseil de Patrick Buisson. Cette convention concède à Publifact le versement annuel de 1,5 million d’euros en conseil et sondages, et ce en sus d’une rémunération mensuelle de 10 000 € versée à Buisson. La convention est à reconduction automatique. Par le biais de cette convention, Georges Buisson, fils de Patrick et gérant de sa société, obtient pour 300 000 € de commandes, Ipsos pour 1,8 million d’euros, OpinionWay et l’Ifop pour 550 000 € chacun. C’est ce contrat qui avait été épinglé par la Cour des comptes car il était passé « [sans qu’]aucune des possibilités offertes par le code des marchés publics pour respecter les règles de la mise en concurrence (…) n’ait été appliquée ».

On l’a vu, la cour d’appel de Paris s’était opposée à ce qu’un magistrat enquête, du fait de l’immunité pénale du chef de l’Etat. Mais la cour de cassation finit par donner gain de cause à Anticor : elle casse et annule l’arrêt, et l’enquête se voit confiée au juge d’instruction Serge Tournaire, qui a également mis en examen Nicolas Sarkozy dans le dossier du financement libyen.

Le 3 juin 2015, le juge ordonne la mise en garde à vue de 6 personnes proches du chef de l’État : les anciens secrétaires généraux de l’Elysée Claude Guéant et Xavier Musca, l’ancienne directrice de cabinet de Nicolas Sarkozy, Emmanuelle Mignon, les anciens conseillers à l’Elysée Jean-Baptiste de Froment et Julien Vaulpré, et le publicitaire Jean-Michel Goudard.

Trois ans plus tard, en 2018, le Parquet national financier termine enfin son enquête et le 6 novembre, il requiert le renvoi en correctionnelle des proches de Nicolas Sarkozy et des instituts de sondages concernés.

7. Le Procès

Le procès de l’affaire des sondages de l’Elysée s’ouvre le 18 octobre 2021 devant la 32ème chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Paris, soit plus de douze ans après le rapport de la Cour des Comptes. Ce n’est pas la première affaire dans laquelle le nom de Nicolas Sarkozy est cité : les sondages de l’Elysée arrivent après l’affaire dite des écoutes, dans laquelle l’ex-Président et son avocat Thierry Herzog sont accusés d’avoir corrompu Gilbert Azibert, un magistrat de la Cour de cassation, et après l’affaire Bygmalion, qui concerne le système de fausse facturation de l’UMP pendant la campagne présidentielle de 2012, et qui voit Nicolas Sarkozy condamné en septembre 2021 à un an de prison ferme en première instance.

La presse titre sur les 4000 sondages et sur la furie sondagière de l’ex-Président de la République, qui atteint un total de près de 10 millions d’euros. Anticor est partie civile au procès. L’association cite Nicolas Sarkozy comme témoin, ce qui fera les gros titres.

Dans un premier temps, l’ex-président refuse de se rendre au procès. Mais le juge estime que sa présence, en tant que témoin, est nécessaire à la manifestation de la vérité – puisqu’il était le donneur d’ordres. Un mandat d’amener est donc émis à son encontre par le juge d’instruction, ce qui veut dire que si Nicolas Sarkozy ne s’était pas finalement présenté de lui-même, c’est la police qui se serait chargée de l’escorter jusqu’à l’audience.

Comme on le verra dans l’interview, Nicolas Sarkozy se présente donc finalement devant le tribunal, mais il choisit de ne pas répondre aux questions du Président du tribunal et se contente de prononcer un court discours pour justifier sa position.

Sa défense entière s’appuie sur l’article 67 de la Constitution et sur le principe d’immunité : le Président est pénalement irresponsable pour les actes accomplis en cette qualité.

Selon ses avocats, sa venue serait « inconstitutionnelle et disproportionnée ». Ils dénoncent un « procès politique », un acharnement judiciaire, et le non respect du principe de séparation des pouvoirs. Puis le Parquet National Financier fait ses réquisitions.

Le vendredi 21 janvier 2022, le tribunal rend son jugement. Le président Benjamin Blanchet déclare :

« Les prévenus ont non seulement violé l’ordre public économique en enfreignant les principes directeurs de la commande publique mais également rompu le lien de confiance que chaque membre de la communauté nationale est légitimement en droit de tisser avec ses dirigeants publics élus ou nommés. La répression de comportement de cette nature, symptomatique d’une perte de repères cardinaux et d’un privilège accordé à des intérêts économiques privés. »

  • Claude Guéant, l’ex-secrétaire général de l’Elysée, organisait la signature des contrats de sondages. Il est renvoyé en correctionnelle pour favoritisme et détournement de fonds publics par négligence. En janvier 2022, il est condamné pour favoritisme à un an d’emprisonnement dont quatre mois avec sursis, assorti d’un mandat de dépôt. Il était alors déjà incarcéré pour l’affaire des primes du ministère de l’intérieur. Il est le seul à faire appel de sa condamnation.
  • Emmanuelle Mignon était la directrice de cabinet de Nicolas Sarkozy. C’est elle qui a signé le premier contrat avec Publifact, et elle est renvoyée pour les mêmes motifs. En janvier 2022, elle est condamnée à six mois de prison avec sursis.
  • Patrick Buisson était en même temps le conseiller politique de Nicolas Sarkozy et le patron des sociétés Publifact et Publi-Opinion. Il a tiré un profit financier important de ces commandes de sondages : lui et ses sociétés ont reçu au total 3,3 millions d’euros de l’Elysée pendant le quinquennat. Il est renvoyé pour recel de favoritisme, détournement de fonds publics et abus de biens sociaux. En janvier 2022, il est condamné à 2 ans de prison avec sursis et à 150 000 € d’amende.
  • Les sociétés Publifact et Publiopinion sont condamnées respectivement à des amendes de 500 000 € et 50 000 €. No Com, la société de Pierre Giacometti, écope de 300 000 € d’amende, et Ipsos 1 000 000 €, pour recel de favoritisme.
  • Pierre Giacometti était le patron de la société Giacometti Péron, qui donnait des conseils en stratégie à Nicolas Sarkozy. Il a tiré, lui aussi, un profit de ces commandes d’études, en les facturant plus de 2 millions d’euros. En janvier 2022, il est condamné à six mois de prison avec sursis et 70 000 euros d’amende.
  • Jean-Michel Goudard était le conseiller stratégie de M. Sarkozy. C’est lui qui a signé les reconductions des contrats avec Publifact après le départ d’Emmanuelle Mignon. Accusé de « favoritisme » et mis en examen en 2016, il décède en 2020.
  • Julien Vaulpré était conseiller technique de Nicolas Sarkozy, chargé de l’opinion. Il participait à la commande et l’analyse des sondages. Renvoyé pour le même motif, il est finalement relaxé.
Références